Genesis n° 10
Sémiotique
Revue : Genesis
208 pages
Format : 22 x 27 cm
ISBN : 9782858932931
Date de parution : 1996
Prix : 22 €
La ” success story ” de la critique génétique (si c’en est une) est une histoire en images. C’est le graphisme des manuscrits qui a appris aux chercheurs la différence entre l’écrit et l’imprimé.
C’est la vogue du manuscrit-image : illustrations, expositions, fac-similés, qui a porté leurs travaux dans le public. Et c’est encore comme image que le manuscrit fait son entrée dans l’avenir, sur des supports électroniques et écrans de lecture. Mais si cette image a été beaucoup regardée, elle a été plus rarement étudiée. L’histoire littéraire n’a vu dans le manuscrit qu’un texte imparfait et précaire. La critique génétique a eu le mérite d’y découvrir un processus de création, mais a continué à étudier des mots plutôt que des graphismes. C’est seulement au cours des dernières années que les choses ont bougé sous l’effet d’une nouvelle donne scientifique. Le graphisme et les supports de l’écrit sont devenus un enjeu d’importance pour des historiens de l’écriture, des théoriciens de la sémiotique ou des médias, des informaticiens à la recherche de systèmes de lecture ou d’analyse des textes. Dans les études de genèse, des travaux encore peu nombreux, mais significatifs d’un changement de perspective, viennent confirmer le mouvement.
La double réflexion – d’un sémioticien et d’un généticien – qui figure en tête de ce numéro fournit quelques éléments d’explication pour cette histoire. Elle fait apparaître les difficultés, de théorie et de méthode, que les manuscrits présentent pour la sémiotique : par leur statut singulier dans la communication écrite, la signifiance incertaine de leurs graphismes, le mouvement qui brouille leurs tracés. Mais en même temps, elle montre qu’une démarche qui épouse ces problèmes et les intègre à son horizon théorique ouvre à la génétique une dimension nouvelle. Les contributions qui suivent fournissent à ce constat des confirmations, incomplètes encore mais réelles.
Il apparaît alors que le domaine des signes s’étend en amont des tracés et englobe jusqu’aux objets de l’écriture. Ceux-ci fournissent aux études de genèse une information spécifique et parfois décisive. L’étude d’Ivo Castro illustre bien le rôle d’arbitre qui revient à cette archéologie des écrits face aux conjectures de l’histoire littéraire. Une analyse synthétique des documents – à la fois sémiotique et matérielle – lui permet d’abolir l’un des grands mythes littéraires créés par Fernando Pessoa et qui s’imposait jusqu’ici à la critique. Ce type d’analyse élargit aujourd’hui son champ sous l’effet de nouvelles conceptions théoriques, qui envisagent la fabrication du message comme partie et déterminante du message lui-même. C’est ainsi que Catherine Viollet peut étendre la réflexion sur le manuscrit jusqu’aux machines de l’écriture – machines mécaniques, dont l’histoire nous aide à comprendre la logique des nouvelles machines électroniques. De manière plus pragmatique, mais d’expérience vécue, les témoignages des auteurs soulignent la solidarité entre l’instrument (et le papier) et le travail de l’écrivain. La chronique de Claire Bustarret est précisément consacrée à cette ” relation entre les instruments et l’activité graphique créative “. L’emploi des différents traceurs, la gestion de l’espace, le graphisme des dispositifs de correction, participent à la fois de la matérialité du document et de ses significations sémiotiques : deux faces d’une même réalité.
Cette dualité apparaît encore lorsqu’on aborde le domaine des tracés, qui sont par nature forme et symbole à la fois. L’invention de l’alphabet, symbolisme collectif qui ouvre au code écrit le domaine tout entier du langage, tend aujourd’hui à repousser au second plan la présence du graphisme. Mais dans les manuscrits des écrivains, il reste aussi riche de significations que la parole dont il inscrit – ou conteste – le sens. Il peut dire ce que les mots ne disent pas, puisque la forme du tracé ne dépend pas du sens de la langue. Mais il éclaire aussi le langage lui-même. En inscrivant ” Nacht ” sur une feuille, Christoph Meckel à la fois fixe un symbole verbal et crée un être graphique : le mot devient objet, signe d’une matérialité plastique et sonore qui le fait passer d’un circuit de communication dans un univers de l’art. Dans son interview avec Bernhild Boie, l’écrivain nous montre comment le tracé le conduit vers la source de la création, le lieu où la sémiotique se fait poétique. Et pourtant, la force du graphisme peut aussi se dresser contre le code. Une promenade à travers l’histoire, dont ce numéro esquisse le parcours, rend compte des expériences graphiques par lesquelles des auteurs ont tenté de se libérer des contraintes de l’alphabet, et parfois même des limites du langage : c’est encore la forme du tracé qui est le lieu de ce dédoublement et de cette insurrection qui donne accès aux enjeux essentiels du sens. L’expérience de Michaux permet ici de suivre une telle expérience jusqu’à ses limites extrêmes. Mais le tracé permet aussi de faire bouger le sens en s’en jouant : l’étude d’Isabelle Maunet, les documents inédits de Pierre Albert-Birot, illustrent les possibilités d’expression de la lettre et de l’espace, dont la poésie s’est armée à diverses époques pour faire surgir de nouvelles poétiques et inventer des codes inédits. Le statut du graphisme s’approche alors de celui du dessin.
C’est encore un statut contradictoire, puisque le dessin peut être à la fois forme autonome et signifiant graphique. Son autonomie met en liberté une forme qui n’est plus attachée aux signes de l’alphabet et dont les significations s’ouvrent du coup à toute une gamme de fonctions génétiques. Pour la recherche, c’est un terrain d’une inépuisable richesse. Grass nous en donne une idée, en faisant défiler dans ses dessins une cohorte de figures en marche vers le roman qu’elles vont habiter sans pourtant habiter le royaume des mots. À parcourir ce domaine des formes, Serge Sérodes est conduit à distinguer entre le dessin ” tissé dans l’écriture au point de devenir le texte lui-même ” et le dessin hors du manuscrit, uvre d’art suffisante à elle-même (tels les lavis de Hugo ou les portraits d’Artaud), mais en connivence pourtant avec l’uvre écrite. De cette relation contrastée, les écrivains apportent un témoignage à la fois tranché et ambigu. Pour Günter Grass, toutes les formes de la création coulent d’un même flot : la genèse d’une uvre peut passer par l’écriture comme par le dessin, par la lithographie comme par la gravure, par des tablettes en terre cuite ou des statues en bronze. Et pourtant, toutes ces formes s’effacent en fin de parcours, et dans le roman publié s’établit à nouveau le règne des mots. Au rebours, Christoph Meckel pose en axiome fondateur que la littérature n’a jamais affaire qu’au langage. Mais le texte une fois achevé, il lui arrive cependant de peindre des ” manuscrits-tableaux ” (où le texte n’est plus que graphisme) ou bien des ” poèmes-tableaux ” (où l’écriture reste lisible) : impures mais belles icônes d’un affrontement qui reste pourtant un échange. Ces rapports du dessin et du mot sont soumis à contre-épreuve par Valentine de Chillaz dans son étude sur les ” Manuscrits de peintres “. Les carnets des artistes y apparaissent comme une image en miroir des carnets d’écrivains – les notes de Corot précisent une esquisse sur le motif, comme les croquis de Hugo complètent une observation. Les systèmes sémiotiques des écrivains et ceux des dessinateurs sont d’ailleurs tout à fait semblables : cadrages, distributions spatiales, sigles divers – et toute la gamme des annotations, depuis l’inscription d’un lieu, d’une date, d’un motif, jusqu’à une note de régie (Corot), une réflexion esthétique (Delacroix), un délassement (Jongkind). En peinture autant qu’en poésie, la genèse est à la fois instant et durée : saisie immédiate et travail de la mémoire. En contemplant le miroir de la page, la sémiotique découvre la diversité et l’unité de l’art à travers le mouvement d’une forme vivante.
Pris dans leur ensemble, les travaux que ce numéro réunit font apparaître l’analyse sémiotique des manuscrits comme un projet réaliste – malgré ses difficultés – et comme un enjeu scientifique d’une grande actualité. Reste à savoir si le champ des signes est le même que celui des mots, bref, si les deux nous parlent bien de la même genèse. La réponse, on s’en doute, est double. Les premières contributions de ce numéro ont rappelé que la génétique trouve son acte de naissance dans le graphisme des manuscrits. Et l’on sait bien que l’écriture tout entière tient son existence de l’unité du tracé et du symbole. Il n’empêche que l’un n’est pas la simple doublure de l’autre. Le tracé dispose d’un pouvoir autonome à éclairer des aspects essentiels de la genèse : le parcours qui conduit de l’abstraction de l’idée à l’abstraction du texte passe par la matérialité de la création graphique. Le graphisme possède aussi un pouvoir de signifier qui lui est propre et dont le champ s’élargit au fur et à mesure que s’accroît la liberté de sa forme. Il y a là une contradiction analogue à celle qui s’établit entre la genèse et le texte, tous deux nés d’une même encre, mais soumis chacun à ses propres lois. La sémiotique n’échappe pas à cette dualité. Par ses propres chemins, elle nous conduit au cur des conflits de la langue et donc à la genèse des formes littéraires. Elle est une esthétique en action qui offre à la critique une chance d’approfondir sa réflexion théorique. Mais par le même mouvement, elle atteint la frontière entre la création littéraire et celle des autres arts – et la situe ainsi dans un plus vaste contexte. Faut-il y voir pour l’avenir l’annonce d’une nouvelle et plus large conception de la critique ? Dans le domaine des manuscrits, en tout cas, la sémiotique apparaît comme une dimension aussi pertinente que la sémantique, mais moins connue encore. La génétique y trouve à coup sûr une nouvelle frontière pour sa recherche.
Enjeux
11 Du narcissisme à l’autopsie : le manuscrit en proie aux sémiotiques, par A. Rey
25 Pour une sémiotique du mouvement, par L. Hay
Études
59 Parole d’auteur contre parole de dossier : sémiotique de l’archive chez Fernando Pessoa, par I. Castro
73 Du matériau scripturaire à l’espace de la page. Les manuscrits de ” Poèmes-Tableaux “, par I. Maunet
95 Les dessins des écrivains, par S. Sérodes
111 Manuscrits de peintres. Quelques observations sur des carnets de dessins de Camille Corot, Félix Ziem, Jean-Barthold Jongkind et Édouard Manet conservés au département des Arts graphiques du musée du Louvre, par V. de Chillaz
Témoignages
123 Création graphique et genèse du texte. Entretien avec Günter Grass, par B. Boie
135 L’écriture et l’image. Entretien avec Christoph Meckel, par B. Boie
Inédits
149 Cinq dossiers de La Panthère noire. Présentation par Arlette Albert-Birot, par P. Albert-Birot
Chroniques
175 Les instruments d’écriture, de l’indice au symbole, par C. Bustarret
193 Écriture mécanique, espace de frappe. Quelques préalables à une sémiotique du dactylogramme, par C. Viollet