Genesis n° 11
Revue : Genesis
184 pages
Format : 22 x 27 cm
ISBN : 9782858933068
Date de parution : 1997
Prix : 22 €
“Le manuscrit en main, ce fut le coup de foudre absolu.” Gérald Ranneau évoque en ces termes sa rencontre avec l’autographe d’ “Henry Brulard”. Cette expérience fondatrice – le généticien saisi par le texte –, les autres collaborateurs de ce numéro l’ont vécue avec non moins d’intensité au contact de Flaubert ou de Balzac. Les analyses qui suivent en témoignent, où l’étude génétique des manuscrits du dix-neuvième siècle se renouvelle dans la continuité. Trois “Enjeux” (R. Chollet, L Tournier, S. Vachon), concrétisent ici l’extension de nos enquêtes au domaine balzacien. L’ “état du matériel génétique balzacien” dressé par S. Vachon prouve que le chantier est prometteur. La confrontation d’opérations d’écriture en voie de conceptualisation conduit à une problématique nouvelle à travers d’excitants paradoxes.
Et si l’œuvre ne signifiait pas ? L’approche génétique, c’est d’abord l’épreuve du doute, l’ascèse d’une entrée dans l’œuvre par la pluralité des textes ou, au contraire, par ses lacunes. Ressourcement particulièrement démystificateur pour le balzacien adonné aux inventaires de contenus, à l’élaboration de synthèses hors du temps où diversité rime trop facilement avec unité. Il importe de qualifier avant de quantifier ; c’est pourquoi G. Séginger entreprend la qualification générique méthodique des avant-textes de Flaubert. Il faut identifier des formes, des rythmes, des moments d’écriture, prendre en compte la démesure du trop et du trop peu, décrire par exemple chez Flaubert les pertes de la réduction scénarique, interroger chez Balzac les titres sans histoire (I. Tournier) ou saisir dans sa matérialité “la multiplication des navettes entre la chambre aux écritures et l’imprimerie” (S. Vachon). Par la génétique le hasard et la durée rentrent en force dans l’histoire des textes.
Axant son “Étude” sur la genèse des trois “Tentations de saint Antoine”, G. Séginger déchiffre une mutation décisive inscrite dans la constellation graphique des manuscrits qu’elle explore, à savoir que, chez Flaubert, l’inspiration tumultueuse et gratifiante des débuts fait progressivement place à “l’acharnement d’une écriture retenue”, s’élève à une aspiration à plus de maîtrise. La génétique flaubertienne confirme ici une évolution analogue à celle de son objet, vers plus de réflexivité, attentive qu’elle est à dresser le catalogue exhaustif des “figures d’écriture”, à forger l’instrument d’un lexique rigoureux qui rende compte de la spécificité scripturale et générique de n’importe quel folio de la main de Flaubert.
D’une manière générale, chez nos auteurs, l’avant-texte tend à se projeter dans tout l’espace paginaire. Cette spatialisation – qui accompagne, chez Flaubert, les étapes de la réduction linéaire ou, chez Balzac, alterne dialectiquement avec cette dernière dans le processus amplificateur des épreuves – est un langage en train d’inventer sa grammaire, et qui s’exprime dans une incessante activité d’addition et d’élimination, d’intégration et de désintégration, et par la colonisation concertée ou sauvage des vides. Parlera-t-on d’écriture génétique ? L’ensemble de ces opérations porte en effet, chez Flaubert comme chez Balzac, la marque d’un style spécifique, et on mesurera ce qui oppose ces deux genèses, la première jaillissant très en amont dans les carnets et les scénarios, l’autre précipitant son cours en aval dans le feu des épreuves, jusqu’à l’ultime frontière du bon à tirer, l’outrepassant même pour imposer rétroactivement à l’œuvre le cadastrage volontariste de “La Comédie humaine”.
Les documents qui illustrent nos textes donneront une idée de ces tumultes. On aura aussi la primeur de quelques révélations. Dans la configuration géométrique des “Notes” de Michel Leiris pour “Lucrèce, Judith et Holopherne”, reproduites en quadrichromie, s’inscrivent quelques étapes inconnues de la genèse de “L’Âge d’homme”. Cette architecture de papier hérissée de paperoles présente, on le verra, de surprenantes analogies avec le manuscrit de “Wann-Chlore” de Balzac. Enfin, faute des épreuves perdues de “La Tentation de saint Antoine”, dont rêvent toujours les flaubertiens, on trouvera l’analyse complète de celles du “Rêve” de Zola en bon à tirer pour l’édition Charpentier (1888). C’est à N. Ferrand qu’on doit la découverte de ce dossier exceptionnel dans une bibliothèque de Weimar
Ce numéro de Genesis offre de multiples parcours de lecture. L’édition Ranneau d’ “Henry Brulard”, écrit J. Neefs, prête “une nouvelle forme d’existence au texte de Stendhal”, et à Stendhal lui-même peut-être. De même la mise en perspective, dans la longue durée, des “chorégraphies scripturales de Flaubert” (G. Séginger) relève du narratif et, peu ou prou, de la biographie, tout comme la traversée chronologique (1819-1829) des premiers manuscrits balzaciens (R. Chollet). Ce sont là des récits d’apprentissage propres à revivifier la biographie traditionnelle.
L’écrivain remodèle sans répit la genèse de son identité. Ce travail de refondation fait de la sincérité autobiographique un enjeu équivoque, et d’ “Henry Brulard” un “texte piégé” au dire de G. Ranneau. Mais ne serait-ce pas, pour Beyle, le piège où se saisir enfin soi-même ? Évoquant ses premières lectures de la Bible, Hélène Cixous apporte ici son témoignage vivant : chacun est “le roi d’un royaume qui est un récit. Quelle que soit la personne, cette personne est constituée pour elle-même et maintenue par le récit qu’elle fait d’elle-même depuis son enfance.” Entre “Lucrèce, Judith et Holopherne” (1930) et “L’Âge d’homme” (1934), C. Maubon décrit chez Michel Leiris un parcours en tout point similaire, attesté par les notes inédites qu’elle nous donne à lire. Concluons avec elle : “Qu’il en eût construit la vérité ou produit le sens, Leiris avait enfin une histoire.”
Finalité de toute écriture, leçon de toute genèse.
Enjeux
9 A travers les premiers manuscrits de Balzac (1819-1829). Un apprentissage, par R. Cholet
41 Titres et tirage balzaciens. Autour d’un dossier peu connu du fonds Lovenjoul, par I. Tournier
61 Les enseignements des manuscrits d’Honoré de Balzac. De la variation contre la variante, par S. Vachon
Études
81 Chorégraphies scripturale de Flaubert. De l’inspiration à l’aspiration, par G. Seginger
107 De “Lucrèce, Judith et Holopherne” à “L’Age d’homme” de Michel Leiris ou comment recoller la tête d’Holopherne, par C. Maubon
Inédits
123 Les notes prérédactionnelles de “L’Age d’homme”. Présentation par Catherine Maubon, par M. Leiris
Témoignages
131 “Aux commencements, il y eut pluriel…”. Entretien avec Hélène Cixous, par M. Calle-Gruber
Chroniques
143 “Le rêve” de Zola à Weimar : des épreuves inédites, par N. Ferrand
149 Regards croisés sur une édition. “Stendhal : Vie de Henri Brulard”, par Gérald Rannaud. Compte rendu par Jacques Neefs. Entretien avec Gérald Rannaud, par Pierre-Marc de Biasi, par G. Rannaud