Genesis n° 12
Francis Ponge
Revue : Genesis
200 pages
Format : 22 x 27 cm
ISBN : 9782858934010
Date de parution : 1998
Prix : 22 €
Consacrer en 1999 un numéro de Genesis à Francis Ponge n’est pas seulement célébrer le centenaire, ni inaugurer une série monographique, mais reconnaître le statut singulier de son œuvre dans le champ des études génétiques. Cette singularité tient moins à la richesse des archives manuscrites que cadastre ici un inventaire inaugural et par là même incomplet qu’à des pratiques scripturales : habitude précoce de dater tous les états successifs; pratique éditoriale qui expose, implicitement dès “Le parti pris des choses” (1942), voire dès les “Notes d’un poème (sur Mallarmé)” (NRF, 1926), explicitement avec “Le verre d’eau” (1949) et “La Rage de l’expression” (1952), la symphonie inachevée des textes en chantier; elle tient aussi à la prégnance dans l’invention poétique même d’un imaginaire génétique, mythe de l’Arbre, cycle des végétations, figure de Chronos. Prendre sur cette œuvre une perspective génétique n’est donc pas seulement procéder à une anamnèse, à une remontée vers l’origine, de notes préparatoires en ébauches et en esquisses, de dactylogrammes en manuscrits; c’est plutôt se placer d’emblée en son cur, dans un mouvement de fidélité à son inspiration même puisque les archives sont jalonnées de plusieurs essais d’analyse personnelle et les textes de retours sur le déjà écrit où le poète se fait lecteur de lui-même, puisque la réflexion métapoétique constitue la basse continue de l’invention.
La maxime placée en épigraphe inscrit au seuil de l’œuvre, à une date où elle se cherche encore, une représentation d’ordre fantasmatique qui ne disparaîtra plus de l’horizon de l’écriture, que le poète se compare à un charpentier du texte – “Ce ne sont pas des poèmes, non : ce sont des machins creusés à la varlope. Je t’enlève un copeau et j’en enlève un autre. Ç’aurait pu pour chacun continuer ainsi, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien” (“Première méditation nocturne”, 27-28 mars 1941, Nouveau nouveau recueil, Paris, Gallimard, tome II, p. 16) – ou à une taupe : “Fort souvent il m’arrive, écrivant, d’avoir l’impression que je travaille parmi ou à travers le dictionnaire un peu à la façon d’une taupe, rejetant à droite et à gauche les mots, les expressions, me frayant mon chemin à travers eux, malgré eux. Ainsi mes expressions m’apparaissent-elles plutôt comme des matériaux rejetés, comme des déblais et à la limite l’œuvre elle-même parfois comme le tunnel, la galerie, ou enfin la chambre que j’ai ouverte dans le roc, plutôt que comme une construction, comme un édifice, ou comme une statue” (“Réponse à une enquête sur la diction poétique”, “Méthodes”, 1961, p. 222).
Cette figuration du travail trouvera confirmation tardive et rétrospective dans l’envoi qu’inscrit Paulhan sur son “Fautrier l’enragé” (1962) : “L’art vient d’ôter et non d’ajouter. C’est à quoi tient la supériorité du marbre sur le bronze (Michel-Ange)”. Dans l’ordre poétique lui répondent les images du texte comme diamant qu’il faut dégager de sa gangue, comme expression qu’il faut affranchir du “manège” et du “ronron” du langage ordinaire, pour accéder à l’expression neuve. Ce sont aussi les mots du “Littré”, assimilés aux cristaux qui se logent dans le creux de leur géode (“Des cristaux naturels” 1946, “Méthodes”), c’est l'”autel rutilant” de la chapelle romane au ccœur du bocage qui décrit en même temps la figue (sèche) et la poésie (1959, “Pièces”), – c’est de manière plus générale le sapate, cette figure du caché, dont Ponge dès les années trente songe à faire un titre de recueil et qui définit pour lui une forme et un genre.
Deux mouvements de sens contraire ainsi alternent et se combinent : l’un de prolifération, d’amas, ce que Ponge nomme aussi “ouvrir la trappe”, le second de sélection, d’élimination, tension entre la formule et la formulation.
À la conservation des notes et états successifs, à la conscience toujours très vive des voies de l’invention chez lui comme chez d’autres écrivains (voir son commentaire sur une variante de Baudelaire : note du 28 août 1923, “Pratiques d’écriture”, Paris, Hermann, 1984, p. 99-103) s’ajoute l’attention minutieuse qu’il porte à la typographie : on ne compte pas, sur les épreuves ou les états remis à l’imprimeur, les observations ou mises en garde à l’intention des protes, souci qui a trouvé non son origine, mais son champ privilégié d’application dans les éditions bibliophiliques à petits tirages. C’est pourquoi sans doute il apporte au numéro de “La Parisienne” (mars 1957) sur la typographie une contribution qui sera reprise dans “Méthodes” (“Proclamation et petit four”). Le calligramme se situe dans cet orbe.
L’ampleur de la bibliographie critique qui est venue au fil des ans se greffer sur cette œuvre tardivement sortie de la confidentialité des cénacles laisse encore bien des zones d’ombre et des voies à explorer; et cette livraison de Genesis a donc statut prospectif autant que rétrospectif. Au fur et à mesure que les archives deviendront disponibles, bien des notes enrichiront les perspectives ouvertes par B. Veck ou les nuanceront. L’usage des carnets, nombreux surtout pendant la guerre, qui tiennent de l’esquisse et du sketch-book ou du travail sur le motif avant sa reprise dans l’atelier, devra faire l’objet d’une étude systématique. Les heureuses formules de J. Tortel qui parle de ” l’allure particulière d’une écriture qui, partant consciemment à sa propre recherche, reste comme suspendue à sa propre progression “, ne remplacent pas l’analyse matérielle de manuscrits, encore à peine ébauchée. Évolution du ductus; supports, occupation de l’espace de la page, il faudra une connaissance raffinée de ces éléments pour procéder au classement méthodique des archives lorsqu’il s’agira de dater tous les inédits et de réunir les disjecta membra des dossiers génétiques. La genèse du texte lui-même présente ses constantes et ses variables dans l’usage des bulles ou la succession des démarches (notes initiales, formulations, extraits du Littré, travail sur le lexique, plans, recherche dispositionnelle, etc.); derrière ce qu’a de singulier la recherche scripturale propre à chaque texte se laisse deviner une manière de cadre général, une alternance entre l’écriture à processus et l’écriture à programme laquelle reste dominante. Il faudrait aussi reconstituer le travail mental plus dissimulé que totalement inaccessible : “Les études de génétique textuelle éclairent le niveau de la feuille et reconstituent les campagnes successives d’écriture. Elles ne connaissent que par conjecture ce qui se passe entre les feuilles” (R. Laufer, “Le manuscrit électronique”, Les manuscrits des écrivains, sous la direction de Louis Hay, CNRS/Hachette, 1993, p. 230).
À ces questions ouvertes, les contributions ici rassemblées amorcent des réponses à la fois documentaires – rarement auront été ouverts et étudiés simultanément grâce à l’obligeance d’Odette et Armande Ponge tant de dossiers –, critiques et théoriques. En même temps, ce sont questions posées à la génétique elle-même, par exemple sur la place et le rôle des notes de lectures qui, loin de dénoncer seulement des sources ou de dessiner les frontières d’une culture, manifestent une gamme de rapports, imprégnation thématique ou métaphorique, intelligence en profondeur qui se révèle dans l’exactitude d’images ou de transpositions poétiques, voire de refus dont l’agressivité même fait sens. À travers les intercesseurs et modèles que sont Malherbe et Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, Valéry et Claudel, à travers la figure même de Pascal souvent pris à partie, Ponge va ainsi à la rencontre de lui-même.
Il n’y a pas à se surprendre des hommages que lui ont rendus tant les peintres que les écrivains, sensibles au retraitement sans fin des thèmes, à la quête inscrite dans la multiplication des états où s’affiche l'”inachèvement perpétuel”, sous-titre des “Pratiques d’écriture” (Paris, Hermann, 1984) et signe de cette insurmontable finitude de l’homme dont les origines protestantes semblent laisser l’empreinte : “Je lui sais gré de nous avoir montré exemplairement que la courbe qui dessine les états successifs d’un texte est une asymptote destinée à ne jamais rejoindre tout à fait l’axe de la création achevée et que l’œuvre, du fait qu’elle se montre ouvertement en devenir, se met à vibrer, au lieu d’en être diminuée, de toute sa fertile inaptitude à jamais combler l’intervalle qui la sépare de l’impossible produit fini” (Julien Gracq, “Cahier de L’herne”, 1986).
Enjeux
11 Francis Ponge, une poétique de la genèse : de l’exhibition des brouillons à l’invention d’un genre, par B. Veck
27 Ponge en la grotte mallarméenne, par M. Robillard
49 Les censures du “Verre d’eau”, par P. Met
67 “Artiste en prose” : le calligramme, catalyseur génétique, par J. Martel
Études
81 Génétique d’une forme brève : ‘le dispositif Maldoror-Poésie”, par M. Pierssens
95 Une genèse complexe : les appendices de “Savon”, par F. Foley
107 La boue et le filet de soie, par G. Fusco-Girard
119 Genèse d’une poétique : “Pour un Malherbe”, par D. Combe
Témoignages
129 Regard vers Francis Ponge. Entretien avec Yves Peyré, par B. Veck, B. Beugnot
139 Sans entrailles, ni steap-tease, portrait de Ponge ne professeur américain, par S. Gavronsky
Inédits
147 “La Chèvre” (1953-1957). Présentation et montage de la séquence par Bernard Beugnot, par F. Ponge
Chroniques
185 Archives pongiennes, par J. Martel, B. Beugnot
191 Bibliographie des études génétiques sur Francis Ponge, par B. Beugnot