Genesis n° 6
Enjeux critiques
Revue : Genesis
1994 pages
Format : 22 x 27 cm
ISBN : 9782858932290
Date de parution : 1994
Prix : 22 €
La revue ” Genesis ” participe, à la définition et à l’exploration d’un nouveau domaine d’études, celui de la génétique textuelle. À la croisée des littératures, des genres, des divers modes d’expression artistiques et intellectuels, la genèse textuelle des œuvres constitue pour la réflexion critique un objet complexe, variant et difficile à construire. L’aventure cependant vaut la peine, si l’on considère la multiplicité et la richesse des textes et des espaces de pensée qu’elle permet de découvrir : notes, ébauches, scénarios, brouillons, rédactions successives, variantes d’éditions, toutes ces traces forment désormais des univers largement ouverts à la lecture et à la recherche, et qui nous aident à comprendre la mobilité constitutive des textes et des œuvres.
Les questions théoriques qui, sur pièces, se trouvent ainsi engagées sont importantes : quelles sont les formes de l’invention, comment se composent les jeux de la nouveauté et de la contrainte, où sont les limites des œuvres ? Le nombre des travaux ” génétiques ” publiés,. concernant de multiples secteurs de la création – on peut se reporter pour en apprécier la diversité aux bibliographies publiées dans les numéros 1, 3 et 5 de la revue -, les nouvelles conceptions mises à l’épreuve pour l’édition des manuscrits, en particulier grâce aux développements de l’hypertexte – le dossier présenté dans le n°5 en a indiqué les voies -, et les débats qui se sont engagés avec d’autres recherches en cours, ” textologiques “, ” sociologiques ” ou ” historiques “, aussi bien qu’avec la tradition philologique, montrent combien l’attention portée à l’espace scriptural et textuel de la genèse des uvres entraîne avec elle d’interrogations, de réticences aussi, et que là se dessine progressivement, assurément, un champ nouveau pour la réflexion contemporaine.
Il nous a semblé utile de nous interroger, avec ce numéro 6, sur la place qu’occupe désormais cette ” critique génétique “, dont la spécificité a, jusqu’à maintenant, surtout été marquée par des recherches menées dans les grands corpus de manuscrits modernes (de Stendhal ou Balzac à Sartre, de Flaubert ou Zola à Joyce, Samuel Beckett ou Georges Perec, de Baudelaire à Valéry ou Francis Ponge), et par l’ouverture vers de nouveaux champs d’études non littéraires : les dossiers d’architectes, le cinéma, le manuscrit musical, par exemple – comme on peut le voir dans les numéros 3 et 4. On aimerait que les contours de ce lieu théorique, déjà bien balisé, puissent apparaître plus nettement encore. Cette livraison de ” Genesis ” veut y contribuer.
Au milieu des redistributions critiques qui ont marqué les vingt dernières années, la critique génétique a su dégager, par son objet même, les manuscrits d’écrivains, un espace de travail où toutes les formes d’interprétations pouvaient être convoquées. Louis Hay, qui fut, dès 1970, à l’origine de la constitution de la génétique textuelle en une discipline autonome, s’interroge ici sur les ambiguïtés qui sont nées de cette situation ” critique ” de la critique génétique, et sur la manière dont les critiques de la critique génétique permettent de mieux comprendre la place occupée par celle-ci. Délaissant le terrain de l’essence des textes, la critique génétique se place sur celui de leur existence, ou plutôt des conditions de leur existence et de leurs formes d’apparition : naissance, développement, arrêt ou suspension, parutions et reprises.
Mais la critique génétique s’est constituée d’un autre point de vue également : celui qui prenait en compte la ” variance ” des textes en général, et qui met en jeu notre conception de la textualité elle-même – comme l’a bien souligné Bernard Cerquiglini dans son ” Éloge de la variante ” (Seuil, 1989). Aussi avons-nous demandé ici, comme en vis-à-vis de la critique des dossiers de genèse, à Michel Jeanneret d’évoquer les stratégies de la variation dans les temps de la naissance de l’imprimé – dans ces temps qui n’ont pas conservé les manuscrits, mais où la ” genèse ” semblait pouvoir être une genèse continuée, sans fin, à travers les livres eux-mêmes. La construction d’une histoire longue, ne se limitant plus au seul temps privilégié des ” manuscrits modernes “, le XIXe et le Xxe siècle, semble en effet désormais nécessaire pour la réflexion génétique elle-même, qui serait l’histoire des modes de l’écriture, des modes de la conception, des modes de la variation.
Dans ce numéro de ” Genesis “, exceptionnellement, nous n’avons pas distingué de rubrique ” études ” à côté de la rubrique ” enjeux “. Les travaux qui y sont réunis cherchent en effet tous à mettre en évidence la diversité des enjeux théoriques, leur mobilité, leurs frontières, qu’engage la diversité même de leurs objets. La critique génétique est une recherche en marche, qui construit ses objets, les ” manuscrits “, comme autant de lieux textuels nouveaux. Elle procède par échos, et chaque implication théorique, fût-elle contradictoire, constitue l’élément d’un réseau qui s’emmaille sans se clore.
C’est ce que montre Henri Mitterand, en suivant la constitution du méta-texte critique dans les ” Ébauches ” de Zola et en désignant ainsi la place du regard critique engagé dans le travail de la conception et de l’écriture des uvres – et cela nous invite à conduire ce type d’étude vers d’autres auteurs. Ainsi, Anne Herschberg Pierrot établit le statut singulier des notes de Proust, et fait apparaître que le spectre de leurs diverses fonctions va jusqu’à la représentation d’un au-delà absolu de l’uvre. Ces particularités, qui semblent défier les catégories attendues, n’empêchent pas le fonctionnement paradigmatique de la critique. C’est ce que tente de montrer, avec un autre exemple, Raymonde Debray Genette, tout en délimitant lesfrontières qui s’imposent à la génétique.
Enfin, les études génétiques ont ceci de particulier qu’elles ouvrent aussi bien la question des modalités de l’invention scripturale que celle de la décision esthétique. Daniel Ferrer met en évidence le lien indéfectible qui s’engage entre écriture et mémoire dans le travail des uvres et il décrit cette syntaxe particulière qui bascule d’une logique de l’anticipation à une logique de la rétroaction. Jacques Neefs tente de dessiner les espaces où l’uvre se prévoit, et ceux où temporairement elle se dispose, les dossiers de l’invention étant l’ombre, souvent précaire, de tracés aventureux. La critique génétique invite ainsi à formuler avec précision les rapports que l’écriture entretient avec sa propre ” mise en uvre “, elle s’inscrit dans la réflexivité propre à toute création.
Claude Duchet, qui fut l’un des premiers à souligner les liens problématiques qui associent génétique et sociocritique, expose, dans un entretien avec Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs, les questionnements réciproques que ces deux ” critiques ” se doivent de clairement formuler pour penser la socialité des textes, et il nous conduit ainsi à interroger l’extension véritable, et les limites, de l’investigation génétique.
Et Pierre Dumayet, lecteur insistant, patient et vigilant, qui très tôt s’est intéressé – en chercheur passionné – aux manuscrits, répond ici à la question ” Qu’est-ce qu’une question ? ” Il le fait par les questions mêmes qu’il pose aux détails des textes, détails intrigants, détails-signaux, qui s’interrogent les uns les autres.
Quant à l'” inédit “, il a un statut particulier. Il n’est pas à proprement parler un manuscrit d’uvre. Il s’agit de notes de cours, celles que Merleau-Ponty avait rédigées sur Claude Simon, en mars 1960, peu avant sa mort. Ici l’écrit se développe dans la tension de la lecture, et à l’écoute d’une uvre littéraire : le chemin de la pensée semble y être tracé selon les modalités propres d’une parole à venir, en un texte fait d’écriture et de voix, par lequel une vérité commune à l’uvre de l’écrivain et au propos du philosophe cherche son chemin.
Enfin, Bertrand Marchal, en exposant les problèmes liés à l’édition des écrits de Mallarmé, montre que ces textes dont la précision extraordinaire devrait être si formellement assurée, disposition graphique, espacements, blancs compris, ont un destin éditorial encore bien incertain, et sont profondément affectés par la dispersion invraisemblable des manuscrits.
La critique génétique est lente et difficile ; elle est multiple. Cette critique s’avance en se soumettant aux exigences des dossiers qu’elle ouvre et construit. La relation critique qu’elle développe est toujours, enfin de compte, celle que les manuscrits, et les aventures qui s’y tracent, sollicitent. Par là même elle est bien une lecture, qui s’attache aux frontières du lisible. Par là même elle s’offre plus que jamais au débat critique.
Frontières théoriques
11 Critiques de la critique génétique, par L. Hay
25 Chantiers de la Renaissance. Les variations de l’imprimé au XVIe siècle, par M. Jeanneret
47 Le méta-texte génétique dans les “Ébauches” de Zola, par H. Mitterand
61 Les notes de Proust, par A. Herschberg Pierrot
79 Hapax et paradigmes. Aux frontières de la critique génétique, par R. Debray-Genette
93 La toque de Clémentis, rétroaction et rémanence dans les processus génétique, par D. Ferrer
107 La prévision de l’oeuvre, par J. Neefs
Témoignages
117 Sociocritique et génétique. Entretien avec Claude Duchet, par J. Neefs, A. Herschberg Pierrot
129 Qu’est-ce qu’une question ?, par P. Dumayet
Inédits
133 Notes de cours “Sur Claude Simon”. Présentation par Stéphanie Menase et Jacques Neefs, par M. Merleau-Ponty
Chroniques
167 Éditer Mallarmé, par B. Marchal